Stella

Il faut sauver le web

D’accord, le titre est un brin dramatique, mais il n’empêche : l’heure est grave dans le monde des navigateurs. Imperceptiblement, chaque utilisateur se fait déposséder d’un bien qui devrait être un peu le sien. Et si vous êtes là, à lire cet article, c’est que l’utilisateur, c’est vous.

Quand David devient Goliath

Le web, c’était mieux avant.

Évidemment, ce n’est pas vrai. Ne commencez pas à me traiter de gros réac, j’exagère un peu, je le sais bien. Pour ne pas oublier la peine qui fut celle de nos ancêtres du XXe siècle, pour ne pas sombrer dans une aveuglante nostalgie primaire, voici un aperçu du web pré-2000.

Site d’Amazon en 1995

Amazon, 1995. C’est moche, on est d’accord. Et pour arriver ici c’était coton, imaginez que Google n’existait pas. Cela dit, moins de 100 000 sites web étaient en ligne cette année-là dans le monde entier, alors…

(D’autres images sont à découvrir sur l’excellent Version Museum.)

Amazon, à l’époque, n’est guère plus qu’une librairie. Quoi de plus inoffensif qu’une librairie ? Quoi de plus beau que de répandre la lecture et le savoir à petit prix ? « Un million de titres, des prix constamment bas. » Et en même temps, « Earth’s biggest bookstore ».

C’est cette même entreprise qui aujourd’hui est accusée de tant de maux : détruire la petite librairie de quartier, paupériser les commerces de proximité, ringardiser la grande distribution tout en sacrifiant ses emplois, américaniser la culture mondiale, et même pousser ses salariés à uriner dans des bouteilles pour maintenir les cadences infernales de livraisons.

Que s’est-il passé entretemps ? C’est simple : Amazon a grandi. Amazon est devenu énorme. Amazon est devenu un ogre. Et il a tout bouffé.

Cette histoire, vous l’avez entendue mille fois. La petite startup, le mec dans un garage qui mange des pizzas, les nuits passées devant un écran cathodique d’ordinateur, la croissance exponentielle, les bienfaits sur l’économie, l’emploi, la science, la culture…

Cette histoire est belle. Elle est incroyablement biaisée, mais elle est belle, et elle fait rêver. Et pour les anarcho-communistes les plus récalcitrants, on use des artifices lexicaux de rigueur pour incruster cette idée au plus profond des esprits. Cette histoire est belle, un point c’est tout.

Les endroits endommagés des avions revenus du front
L’exemple canonique du biais des survivants. Afin d’améliorer la solidité des avions, il est important de les blinder là où ils n’ont pas été touchés : ce n’est pas que les avions sont toujours touchés ici, c’est surtout que ceux qui ne reviennent pas sont touchés ailleurs. C’est tellement contre-intuitif qu’il a fallu un grand statisticien, Abraham Wald, pour s’en rendre compte. Cela dit, maintenant qu’on le sait, ça n’empêche toujours pas certains médias de relayer aveuglément les discours méritocratiques des géants du web.

Amazon n’est pas seul. Beaucoup des géants de l’informatique aiment mettre en avant leurs débuts modestes et leurs ascensions délirantes. Les géants sont gros, certes, mais ils ont été petits avant. Ils doivent leurs astronomiques quantités d’argent au fait d’avoir su servir le client. Ils ont changé le monde, et si ça a fonctionné, c’est que le monde avait besoin d’eux. Ils le méritent, parce qu’ils sont du côté de l’utilisateur.

Cette histoire nous berce… Mais jusqu’où ?

L’utopie

Cette histoire de startup, ce n’est pas la seule histoire matricielle qui berce l’informatique, Internet, le web. Très tôt, des voix se sont fait entendre pour dénoncer l’intérêt vorace naissant des états. La déclaration d’indépendance du cyberespace, avec la naissance de l’EFF, est un jalon fondateur de cette prise de conscience.

Les états sont voraces, les entreprises aussi. L’inexorable montée d’une marchandisation du web fait grincer des dents, par exemple en France chez certains pionniers de la toile.

Parce qu’à la base, le web n’est pas franchement un truc de capitalistes. Créé par des chercheurs, volontairement mis dans le domaine public, le web et ses outils sont loin de faire rêver les personnes à la recherche de rentabilité rapide. Un autre discours, dominant lorsque personne ne s’y intéressait, présentait alors le web comme la mise dans le cyberespace d’une communauté hippie. Sans frontière, sans interdit, sans instance centrale, il devait nous offrir un espace de liberté et nous transformer en acteurs plutôt qu’en consommateurs.

Photo des employés de Microsoft en 1975
Cheveux longs, lunettes teintées et barbes fournies… On n’est pas à Woodstock, mais bien sur la photo de groupe des premiers employés de Microsoft, à la fin des années 1970.

Cet espoir d’émancipation n’est pas qu’une vue de l’esprit. De l’aveu même de son « inventeur », le web avait dans son idée fondatrice la graine de l’horizontalité heureuse. L’outil, placé dans les mains d’un peuple éclairé, devait l’emmener vers la créativité et la liberté.

D’ailleurs, l’opposition entre hippies libertaires et capitalistes sanglants est particulièrement factice ici : ce sont souvent les mêmes personnes. On peut, par exemple, citer l’attrait public de Steve Jobs pour le LSD, et l’importance qu’il donne au mysticisme dans son parcours de vie.

Et Steve Jobs n’est pas le seul : on peut se délecter des « aveux » de Bill Gates sur ses expériences de jeunesse dans Playboy, des positions ouvertement progressistes de Richard Branson sur la drogue, ou des incomparables frasques libertariennes d’Elon Musk. On comprend que les mêmes personnes ont pu naviguer entre les deux idéaux selon l’évolution de leur situation personnelle.

Cette proximité est visible encore plus profondément : ayant grandi dans une époque et une ambiance propices à la mise en commun, les créateurs de ces géants du web ont assouvi une certaine volonté de faire communauté. Le terme même de « communauté » a été largement adopté sur les grande plateformes numériques, tout comme il était revendiqué au sein des communautés hippies. Peut-on dès lors être surpris d’entendre les streamers parler de « la commu » sur Twitch (propriété d’Amazon), là où le terme évoquait il y a quelques décennies les kolkhozes, les kibboutz, ou la commune de Paris ?

Peut-être que le « web d’avant » est mort simplement parce que ses glorieux inventeurs ont accompli leurs rêves et évolué dans leurs valeurs. Mais alors, de quoi faudrait-il le « sauver » ? Faudrait-il aller contre l’avis de ses têtes pensantes originales qui ont le mieux réussi professionnellement ?

Noir c’est noir

De quoi faudrait-il sauver le web ?

Après tout, on a le droit de réussir professionnellement, même lorsqu’il faut pour cela s’écarter de certains de ses principes. Non contents de changer le monde, ces mastodontes l’on fait en créant de la richesse, des emplois, du progrès technique. De quoi se plaint-on ?

Nous pourrions bien sûr parler longtemps de dérives publicitaires, de surveillance et fichage systématiques, de désinformation enrichissante. Nous pourrions également rétorquer que nombre de ces licornes ont largement bénéficié de réseaux et d’infrastructures publics, pour au final devenir maîtres de « l’optimisation fiscale ».

Mais voyons plus large. Au-delà des affinités politiques de chacun, certains comportements font unanimement grincer des dents. Lorsque l’on parle d’abus de position dominante et de monopole, même les très libéraux États-Unis sont capables de sévir. Ces situations ne sont pas seulement déplorables pour les citoyens, elles le sont aussi à long terme pour l’économie. Dès lors, des voix différentes s’élèvent, et remontent jusqu’aux instances judiciaires.

Publicité pour Chrome
Google n’a pas trop hésité à abuser de sa position dominante sur les moteurs de recherche pour pousser les gens à utiliser Chrome, leur propre navigateur, via de la publicité sur la page la plus vue au monde.

Maintenant, pour ces grandes entreprises, il n’est plus seulement important d’utiliser le web, qu’elles se sont réparti comme un gâteau. Il est surtout question de transformer le web pour ses intérêts propres. Il faut inlassablement éroder le pouvoir de l’utilisateur pour le réduire à peau de chagrin, et asseoir son propre agenda. Pas forcément pour le bien public, comme nous le verrons plus tard.

C’est de cela qu’il faut sauver le web.

Ce n’était pas mieux avant. Mais à bien y réfléchir, peut-être est-ce pire après.

Voilà. C’en est enfin fini de l’introduction. Vous trouviez que le titre de l’article était dramatique ? Attendez donc de lire la suite.

À suivre…